Le kibboutz urbain renoue avec les idéaux d’Israël
Depuis deux mois, Aviad a changé de vie. Il a choisi de rejoindre un kibboutz. «J’assiste au lever du soleil. Je travaille de 7h à 16 h pour la communauté. C’est une autre vie, plus épanouie. Je pense que je suis davantage heureux ainsi», me dit le jeune homme, lorsque je le rencontre dans le désert du Negev. Il est là en «camp» d’intégration, une semaine de voyage collectif organisée par son kibboutz. Et il vit désormais au Nord d’Israël, dans la vallée de Jezreel.
Le kibboutz HaZore'a est typique de ces fermes collectives qui ont fait l’histoire d’Israël. Il a été fondé en 1934 et reste très imprégnée de l’idéologie socialiste et sioniste d’alors. Le kibboutz est laïque, bien qu’Aviad se dise croyant et «modérément religieux», sans suivre toutefois les préceptes du judaïsme de manière stricte.
Pourquoi changer de vie? À qui cela est-il donné de tout changer et de repartir à zéro? Est-ce un besoin de faire une pause pour réfléchir à la suite de son existence? Une crise de jeune adulte israélien, après l’armée et avant la vie de famille, lorsqu’on commence à se rendre compte que la vie est un peu plus complexe que ce que l’on pensait adolescent? Serait-ce une version israélienne du Sur la route de Jack Kerouac, du Carnets de voyage de Che Guevara, d'Into the Wild ou du «hippie trail», qui vous fait tout quitter à 25 ans pour partir vers d’autres horizons? Moins Kerouac et Guevara qu’en quête de sa propre aventure existentielle, Aviad me dit qu’il a choisi d’être «plus en phase avec la nature et la terre», lui qui avait toujours vécu dans une ville.
Un mouvement «rurbain»
Si HaZore'a suscite encore des vocations, comme l’atteste le parcours d’Aviad, cela ne doit pas faire oublier que le mouvement des kibboutzim est en crise. Hier collectifs et socialistes, essentiellement basés sur l’agriculture, où l’on partageait ses revenus et les tâches ménagères, le kibboutz est bien différent en 2016 de ce qu’il était aux débuts de l’histoire d’Israël.Quant ils restent agricoles, les kibboutzim évoluent parfois vers des fermes individuelles privatisées qui n’ont plus en commun que la coopérative d’achat et de vente, ce qui les rapproche alors d’un autre modèle de ferme, célèbre en Israël, celui du Moshav (dans la vallée d’Arava dans le Negev, je visite plusieurs Moshavim qui continuent de produire, massivement, dans le désert, des tomates, des pastèques, des dattes ou des figues).
Surtout, le kibboutz a été dépassé sur sa droite. La compétition est indirecte mais vive avec un autre type de collectif qui est aujourd’hui un mouvement profond et massif de la société israélienne: les colonies dans les territoires palestiniens. On y est loin de l’idéal socialiste du kibboutz original, qui, comme HaZore'a, le kibboutz qu’a rejoint Aviad, ont longtemps cherché l’entente et la coopération avec les populations arabes. Enfin, les kibboutzim se mettent à quitter les terres isolées pour rejoindre les grandes villes donnant naissance à l’intéressant phénomène dit du «kibboutz urbain» (ou kibboutz de ville). Autant de mutations qui sont en train de changer profondément l’identité du kibboutz.
«Ici, on a inventé une sorte de capitalisme en commun»
Daniel et Yane Benaroch vivent depuis 1974 dans le kibboutz Sde-Boker dans le désert du Negev. Ils ont connu et vécu, durant ces quarante années, toutes les transformations de cette ferme agricole typique, où je les retrouve pour le repas dans la salle à manger collective du kibboutz.«Nous sommes venus ici chacun de notre côté. Nous venions du Maroc. Nous nous sommes rencontrés à Sde-Boker puis nous nous sommes mariés. Beaucoup des kibboutznikim sont arrivés sans famille. Le kibboutz leur a donné une famille», m’expliquent, ensemble, Daniel et Yane Benaroch.Sde-Boker regroupe actuellement 180 kibboutznikim et, avec les volontaires et les employés, près de 450 individus vivent dans cette ferme collective symbolique. Car Sde-Boker a une histoire riche: c’est le kibboutz de Ben Gourion, le père de la nation israélienne. Il a été créé en 1952 et l’ancien Premier ministre y est arrivé l’année suivante, pour y prendre sa retraite: il y a fini ses jours dans une petite maison modeste, avec son épouse (deux petites chambres séparées avec des lits à une place, une cuisine étroite, une entrée-séjour et, seule espace un peu spacieux, une bibliothèque où il avait l’habitude d’écrire et de lire la nuit). Ben Gourion est enterré non loin de là, face au fabuleux désert, devant des canyons grandioses d’une beauté indescriptible.
«On n’a toujours pas de compte en banque, ni de voitures personnelles. On partage tout», me dit Yane Benaroch. Son époux, Daniel, est d’ailleurs médecin dans un hôpital de Beer-Sheva, la capitale du Negev, et reverse l’intégralité de son salaire au kibboutz. Et lorsqu’ils ont besoin de se déplacer, ils réservent une voiture au sein de la communauté qui dispose d’un «pool» collectif d’une soixantaine de véhicules.
Le couple a trois enfants mais ceux-ci, contrairement aux kibboutzim socialisants du début, ont été élevés avec leurs parents dans leur maison, non pas collectivement. Les deux garçons continuent de vivre dans un kibboutz (mais pas dans celui de Sde-Boker); la fille a rencontré dans le kibboutz un volontaire international et vit aujourd’hui avec lui en Irlande.
De nouvelles ressources
Sur le plan économique, Sde-Boker a changé de modèle. Les fruits (pêches, abricots, prunes, nectarines) constituaient hier le cœur des activités agricoles du kibboutz. L’eau ayant été de plus en plus chère, en dépit des progrès de la désalinisation, les kibboutznikim se sont tournés vers les oliviers et la fabrication d’huile d’olive, plus vendables et plus «bobos». On s’est mis aussi aux raisins. «Il y a ici, dans la région, une centaine d’hectares de vignes. On fait le vin et on l’exporte», m’explique Zvi Remak, vigneron à Sde-Boker. (En fait, les caves à vin sont situées dans le kibboutz voisin de Revivim, où les récoltes de raisins de Sde-Boker sont apportées).Mais ni la culture des olives, ni celle du vin n’ont vraiment suffi à refonder le modèle économique du kibboutz. Aujourd’hui, les habitants de Sde-Boker vivent essentiellement grâce à une usine spécialisée dans la fabrication de bandes adhésives pour les emballages. La maison de Ben Gourion, et sa tombe, attirent aussi les touristes auxquels on propose des résidences d’hôtes, des randonnées à pied ou à vélo, des excursions de quelques jours sous la tente dans le désert.
La privatisation est également en cours. Si Sed-Boker résiste bien; d’autres kibboutzim sont aujourd’hui libéralisés; certains investissent même en bourse ou font des paris immobiliers. «Ici, c’est un modèle mixte, on a inventé une sorte de capitalisme en commun», explique Yane Benaroch. Qui ajoute pourtant: «J’aimerais que nous soyons plus privatisés pour pouvoir transmettre notre maison à nos enfants.»
On se croirait sur un campus californien
Le kibboutz Sde-Boker est superbe. Bien que l’on soit au cœur du désert, et que l’eau soit rare et chère, les pelouses sont vertes; les palmiers et les oliviers sont bien entretenus et je vois des espaces sportifs, un jardin d’enfant, un supermarché, des bureaux administratifs. Partout, des bicyclettes. On se croirait sur un campus d’université californienne.Yoni travaille au «hadar ohel» (le cœur du kibboutz), le réfectoire ou salle à manger de Sde-Boker. Il fait le service et aide en cuisine. Il a 20 ans. Sa famille d’immigration récente est originaire d’Éthiopie et il a fait le choix de passer une année à Sde-Boker. En vertu d’une procédure dérogatoire spéciale, certains jeunes israéliens peuvent passer une année dans un kibboutz durant leur service militaire (obligatoire pour tous, garçons et filles, vers 18 ans, et pour trois années). Yoni, qui avait toujours vécu en ville, a voulu connaître l’expérience de la vie rurale et connaître le désert.
Un symbole d’Israël sous perfusion
Comme beaucoup de kibboutzim, Sde-Boker est aujourd’hui sous perfusion économique. C’est un symbole d’Israël que l’État ne peut pas voir disparaître. Pourtant, moins de 5% des Israéliens vivent aujourd’hui dans l’un des 256 kibboutzim encore en activités dans le pays.Alors, on a multiplié les subventions pour aider leur modèle économique; on accorde des exceptions aux jeunes soldats qui rejoigne un kibboutz. «Historiquement, le kibboutz a toujours été à gauche. Le parti travailliste nous a toujours aidés. Mais aujourd’hui, avec les gouvernements de droite, ils ont diminué les subventions et les avantages», regrette Daniel Benaroch.
Politiquement, le modèle socialiste a perdu de sa superbe. En revanche, la dimension sioniste des kibboutzim se retrouve aujourd’hui amplifiée par les colonies qui, installées illégalement en territoire palestinien, correspondent à un idéal nouvelle manière. On peut penser que le kibboutz est plutôt de gauche et laïque alors que le «settlement» serait de droite et plus religieux –et c’est généralement le cas. Pourtant, les nuances sont multiples. Il existe des kibboutzim assez religieux et on ne doit pas oublier que les gouvernements travaillistes ont longtemps favorisé les implantations de colonies en Cisjordanie et à Gaza, bien que celles-ci soient considérées comme illégales par la communauté internationale.
Le kibboutz urbain, nouvelle frontière pour le kibboutz
Si Aviad a quitté la vie urbaine de Tel -Aviv pour le kibboutz HaZore'a; si Yoni, Arnon et Gal, qui ont toujours vécu en ville, ont choisi de rejoindre Sde-Boker pour connaître l’expérience de la vie rurale et du désert, un phénomène inverse est en train de se produire.«Le kibboutz urbain est une nouvelle façon de vivre, dans la continuité des idées et valeurs du concept original de kibboutz: vivre ensemble, partager et éduquer. À l’époque, le kibboutz avait pour mission de bâtir les fondations d’Israël et de construire de nouvelles colonies. Pour moi, notre mission me semble différente aujourd’hui: il s’agit de solidifier et renforcer la société israélienne qui existe déjà. C’est pourquoi nous vivons dans les villes et coopérons avec les gens qui habitent ces villes», me dit Tsur Willman.Au rez-de-chaussée du kibboutz urbain de Mitspe Ramon je vois les machines à laver et les poucettes; dans les étages: la chambre à manger et des chambres collectives. «Nous sommes une trentaine à vivre ici, ensemble», m’explique un jeune homme. Il fait, comme ses camarades, parti de Dror Israël, un mouvement socialiste et sioniste qui est, avec d’autres (notamment le mouvement jumeau Hashomer Hatzair), à l’origine de la création de ces kibboutzim urbains.
Conserver l'esprit
Ces mouvements sont centrés sur l’éducation et, en effet, «The Communa» gère une école élémentaire qui se trouve à deux pas, de l’autre côté de la rue Mahle-Hadkalim. «Nous enseignons aussi dans le lycée et enseignons l’hébreu à des adultes. Nous imaginons de nouveaux modèles éducatifs, basés sur l’innovation et sur notre “togetherness” [unité, vivre ensemble]», ajoute Tsur Willman.Ce qui est étrange, ici, dans cette courte allée de Mitspe Ramon, c’est le mélange des genres. Au n°8 et 10 de la même rue se trouvent des immeubles entièrement occupés par des religieux qui, eux aussi, à leur façon, mènent une vie communautaire. Tout le monde semble vivre «en bonne intelligence», selon les mots de religieux interrogés dans la rue, et en dépit de la distance politique qui sépare la droite juive orthodoxe de la gauche socialiste laïque.
Au lieu de vivre dans une ferme en grand nombre; le kibboutz urbain réunit quelques dizaines de personnes dans un immeuble urbain. Les habitants de The Communa, que j’interroge à Mitspe Ramon, répètent tous les mêmes mots: l’amour de la «culture du partage»; la «liberté»; «améliorer sa vie»; «changer de vie» ; «s’intéresser aux autres et non pas seulement à soi-même». Tous sont socialistes ou socialisants; tous veulent mettre leur force au service de la communauté dans laquelle et pour laquelle ils vivent.
Tourné vers le social
Il existerait actuellement une centaine de kibboutzim urbains en Israël. Le phénomène est ancien mais il s’est amplifié ces dernières d’années. Les plus connus sont ceux de Resheet et Bet Yisrael à Jérusalem, celui du mouvement Dror à Tel-Aviv, Migvan à Sderot, Mishol à Nazareth, Tamuz à Beit Shemesh, ou, dans un cadre rural mais avec des actions éducatives urbaines, le kibboutz Eshbal en Galilée.Comme dans le kibboutz traditionnel, le kibboutz de ville est basé sur la culture et l’économie du partage. Ses membres mettent en commun leurs revenus et se répartissent les tâches domestiques. Les repas sont préparés et pris en commun. Toutes les décisions sont prises lors d’assemblées appelées «arsefa», modèle de démocratie directe. La taille réduite du kibboutz de ville facilite la prise de décision, entre familles, ce qui était devenu difficile dans les vastes kibboutzim traditionnels.
D’une manière générale, le kibboutz urbain symbolise un rejet de la vie bourgeoise et confortable. Comme je le constate sur place, la «Communa» de Mitspe Ramon correspond à un cadre de vie modeste, frugal, voire spartiate. La bureaucratie et la démocratie rigides du kibboutz traditionnel sont rejetées au profit de la souplesse et la simplicité, plus proches d’un idéal socialisme communautaire. «Parfois, cela conduit à une forme d’anarchie créative sympathique», me dit l’un des membres de la Communa. Je sens comme une ironie dans ce propos.
Ce qui n’empêche pas des exemples de kibboutzim urbains de s’être développés loin d’Israël, par exemple à Brooklyn, à New York, dans un esprit post-Woodstock. Des exemples existent aussi à San Francisco et dans d’autres villes américaines, ce qui atteste de la force de l’idée et de la persistance du mythe communautaire.
Laboratoire du futur ou phénomène éphémère?
Avoir un idéal est rare en 2016. Plus rare encore en Israël, où la situation politique apparaît sans issue, le processus de paix est au point mort, et alors même qu’une véritable «troisième intifada» semble bel et bien avoir commencé.Mais qu’ils viennent des villes et sont partis s’installer dans les déserts, tels Aviad, ou qu’ils retournent à la ville, après avoir grandis dans des kibboutzim ruraux, comme les activistes du mouvement Dior, ces allers-retours israéliens témoignent peut-être d’une quête toujours renouvelée, et jamais complètement stabilisée, de l’identité israélienne.
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