Sépharades/ Retour ou repentance ?
Le gouvernement conservateur de Mariano Rajoy rend leurs droits aux
descendants des juifs bannis d’Espagne au XVe siècle. Une mesure que les
musulmans tiennent pour « discriminatoire » à leur égard.
PAR MICHEL GURFINKIEL.
« Je jure fidélité à la Constitution et au Roi » : moyennant ce serment, un million et demi de « Sépharades », lointains
descendants de Juifs ibériques bannis à la fin du Moyen-Age, pourraient
acquérir la nationalité espagnole moderne – même s’ils résident à l’étranger. La mesure, esquissée dès le début du XXe siècle, était inscrite dans la
loi depuis 1988. Le gouvernement socialiste de Jose Luis Zapatero en avait
restreint la portée en 2004 : les impétrants devaient avoir préalablement
résidé dans le pays pendant deux ans au moins. Le cabinet conservateur de
Mariano Rajoy vient de rétablir le texte originel.
Derrière
ces tergiversations, une question : les textes en faveur des Séphrades
constituent-ils une « Loi du Retour » ou un
acte de « repentance » ? Selon la première
interprétation, qui a longtemps prévalu, l’Espagne rétablirait dans ses droits
une population qui n’aurait jamais cessé d’être hispanique. Selon la seconde, à
laquelle le gouvernement Zapatero semble s’être rallié, l’Espagne moderne se
bornerait à réparer des dols autrefois infligés à une communauté. Ce qui ouvrirait la voie à des mesures analogues envers une autre
communauté : les descendants, réels ou supposés, des musulmans ou
convertis d’origine musulmane, qui avaient quitté l’Espagne après la
Reconquête, ou en avaient été chassés.
Les Juifs ont fait partie du monde ibérique – qualifié en hébreu de « Sepharad », d’après
une source biblique - pendant mille cinq cents ans au moins, de l’époque
romaine à la fin du Moyen-Age. Et pendant huit cents ans, du VIIIe siècle au
XVe – un double Age d’Or, sous domination musulmane puis chrétienne - , ils
avaient même constitué l’une des élites du pays, en dépit de diverses
restrictions et de persécutions occasionnelles. Les Juifs étaient rabbins,
philosophes, poètes, mais aussi traducteurs, médecins, ingénieurs, financiers,
et même généraux ou ministres. Mieux : ils avaient été les créateurs d’une
littérature de qualité en langue vernaculaire, alors que les autres lettrés
s’en tenaient au latin ou à l’arabe.
Mais en
1492, les Rois catholiques, Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon, somment
les Juifs de choisir entre la conversion au christianisme et l’exil :
c’est le « décret de l’Alhambra ». Hasards
mystérieux de l’histoire : la date-limite est fixée au 1er août.
Ce qui correspond, cette année-là, au jeûne juif du 9 du mois d’av,
anniversaire de la destruction de Jérusalem. Mais aussi au départ de Christophe
Colomb et de ses trois caravelles vers « les Indes »…
On compte
alors un peu plus de deux cent mille Juifs professant ouvertement leur religion
dans les deux royaumes espagnols, sur une population totale de plus de six
millions d’âmes. Cinquante ou soixante mille se convertissent. Cent soixante
mille quittent le pays. D’abord réfugiés en Italie, en Afrique du Nord et dans
l’Empire ottoman, ils s’établissent ensuite aux Pays-Bas, en France, en
Angleterre, aux Amériques. Mais ils
n’oublient pas pour autant leurs origines, leurs lignages, leurs patronymes (de
Mendez à Toledo, de Sévilla à Catalan, en passant par Franco ou Castro), leur
culture - et leur langue. Ils restent d’ailleurs souvent en contact avec
leurs cousins convertis restés en Espagne, ou installés au Portugal voisin.
Notamment pour affaires.
Dès le
début du XVIIe siècle, le comte-duc d’Olivares – le Richelieu espagnol – tient
compte de cette fidélité et de la survivance d’une « Espagne
juive » par delà les frontières : il envisage de
rappeler les Sépharades « pour rétablir les finances du
Royaume ». Il y renonce devant l’opposition d’une partie de l’Eglise
et de la Cour. Mais l’idée continue à cheminer dans de nombreux milieux.
Lors de la
rédaction de la première constitution espagnole, en 1811-1813, quelques députés
libéraux proposent à l’Assemblée nationale de Cadix de rétablir la liberté de
religion et donc de permettre la réinstallation de Juifs dans le pays. Quarante
ans plus tard, sous la reine Isabelle II, les Cortès, où les libéraux sont
désormais majoritaires, votent une première loi dans ce sens : quelques
communautés se constituent immédiatement à Madrid, à Barcelone, et dans
d’autres villes. Elles se composent de Sépharades venus d’Europe occidentale.
Mais aussi du Maroc du Nord, où l’Espagne établit une éphémère tête de pont dès
1860, puis un protectorat en 1911.
A partir
des années 1880, les initiatives en faveur du « Retour des
Séfardis » se multiplient. Le comte de Rascon, ambassadeur en
Turquie, lance un appel dans ce sens en 1881. Un centre pour l’immigration
juive est créé à Madrid en 1886. En 1887, les Cortes garantissent « les
droits, les biens et la liberté de conscience » des Juifs revenus
dans le pays.
La
campagne s’accélère au début du XXe siècle. Sous l’impulsion de la droite
conservatrice et nationaliste. L’Espagne vient en effet d’atteindre son nadir
géopolitique : vaincue par les Etats-Unis en 1898, elle a perdu ses
dernières colonies, Cuba mais aussi les Philippines. Elle cherche à se« réinventer » autour
à travers un « Empire spirituel », l’Hispanité, qui
réunirait tous les pays et toutes les communautés de culture espagnole. Dans ce
nouveau contexte, la fidélité des Sépharades prend valeur de symbole et
d’exemple.
Angel
Pulido, un sénateur catholique, est le principal propagandiste du « philosephardisme » ainsi
entendu. Il a découvert les communautés juives hispaniques au cours
d’un voyage dans les Balkans. En 1905, il publie un livre-manifeste, Espanols
sin patria y la raza sefardi (« Les Espagnols sans patrie et la race
sépharade ») que lisent toutes les milieux cultivés, tant à
droite qu’à gauche. En 1910, il fonde l’Alliance hispano-hébraïque, dont le roi
Alphonse XIII accepte la présidence d’honneur. Sous son influence, un premier
décret, en 1916, autorise les Sépharades étrangers à demander un titre de
voyage espagnol. En 1924, le dictateur militaire Miguel Primo de Rivera, publie
un second décret, plus large, qui facilite l’obtention de passeports, et donc
l’immigration. Parmi les bénéficiaires de ces mesures, un juif turc, Isaac
Carasso, qui fonde Danone à Barcelone dès 1919…
Le jeune
général Francisco Franco est marqué lui aussi par les campagnes d’opinion
d’Angel Pulido. Il sait que son patronyme indique une éventuelle origine
juive ; et plus encore celui de sa mère : Bahamonde. Héros de la
guerre du Rif – la lutte contre une révolte berbère -, gouverneur de facto du
Maroc espagnol en 1925, le jeune général sympathise avec les juifs locaux.
Ceux-ci s’en souviennent en 1936, quand il revient au Maroc pour prendre le
commandement de la « croisade » nationaliste contre
une République passée à l’extrême-gauche. Ils le soutiennent financièrement,
mais surtout médiatiquement, en témoignant en sa faveur auprès de la presse
anglaise et américaine.
Maître de
l’Espagne à partir de 1939, Franco louvoie diplomatiquement entre Hitler et les
démocraties tout au long de la Seconde Guerre mondiale. Mais il refuse, même à
un moment où le IIIe Reich semble victorieux, de mettre en place une politique
antisémite. Il protège « ses » juifs marocains, mais
ordonne également à ses diplomates d’appliquer les décrets de 1916 et
1924 dans les pays européens occupés par l’Allemagne : ce qui permet à
plusieurs milliers de Sépharades, notamment dans les Balkans, en Hongrie et en
France, d’échapper à la déportation. Par ailleurs, aucun fugitif juif arrivé en
Espagne, sépharade ou non, n’est refoulé. Un bureau secret de l’organisation
juive américaine Joint, chargé de faire parvenir une aide financière aux
réseaux qui cachent des enfants juifs en Europe, notamment en France,
fonctionne à Barcelone avec l’accord personnel du caudillo.
Après la
guerre, Franco est snobé par le premier gouvernement d’Israël, à direction
socialiste, qui voit en lui un ancien « allié d’Hitler ». Il
en conçoit du dépit, et aligne la politique étrangère espagnole sur le monde
arabe. Mais il persiste à se garder de tout antisémitisme. L’historien
britannique Stanley Payne, qui lui a consacré une biographie exhaustive, relève
qu’il a publié de nombreux éditoriaux dans divers journaux, jusque dans les
années 1960 : on n’y relève aucune attaque contre les Juifs, alors que les
accusations contre les francs-maçons y sont fréquentes, pour ne pas dire
obsessionnelles.
En 1968,
Franco tient d’ailleurs à abroger officiellement le décret de l’Alhambra, et
donc à rendre de manière irrévocable leur « hispanité » aux
Sépharades. Une leçon qu’entendent, après sa mort, ses partisans les plus « durs » :
Blas Pinar, le chef du parti néofranquiste Fuerza Nueva, n’a cessé de
manifester un vif respect pour le judaïsme hispanique. Certains franquistes
extrémistes, soucieux de combiner l’attitude du caudillo avec leurs préjugés,
en ont été réduits à échafauder une théorie des « deux judaïsmes » :
les Ashkenazes (Juifs centre et est-européens) liés au communisme, les
Sépharades conservateurs…
Sous Juan
Carlos, monarque constitutionnel, le philoséphardisme varie en fonction des
élections. Felipe Gonzalez, socialiste modéré, est à l’origine de la loi de
1988. Il veille aussi à établir des relations diplomatiques avec Israël. A
l’occasion du cinquième centenaire de l’expulsion, en 1992, le roi rappelle
solennellement que les Sépharades sont à nouveau « chez eux en
Espagne ». Jose Maria Aznar, premier ministre conservateur de
choc de 1996 à 2004, ne cache pas, jusqu’à ce jour, son engagement pour le
peuple juif et Israël : « Israël, c’est l’Occident… Israël, c’est
nous ».
Mais
Zapatero, issu de la gauche socialiste, est insensible à ces arguments. Il
n’ose pas remettre en question les décrets de 1916 et 1924, l’abrogation de
1968, la loi de 1988. Mais il cherche à les « déjudaïser ». La
politique du « retour » devrait, selon lui, être
étendue aux musulmans chassés par la Reconquista, même s’ils n’ont jamais parlé
espagnol, ni cherché à conserver un quelconque héritage espagnol. En revenant au texte de 1988, Rajoy valide à nouveau l’argumentation
patriotique, par opposition à une idéologie de repentance.
Cela ne pouvait que susciter des réactions indignées dans le monde
musulman. Le journaliste marocain Ahmed Ben-Salh El-Salhi a observé le 3
décembre que cette « décision… est un cas flagrant d’inégalité et
de discrimination… une injustice et une immoralité absolues qui devraient être
condamnées par la communauté internationale… » Selon la presse
arabe, on compterait aujourd’hui 5 millions de descendants musulmans expulsés
d’Espagne après la Reconquête. La plupart utiliseraient une « loi
du Retour » pour immigrer en Espagne, alors que la plupart des
Sépharades, vivant aujourd’hui en Israël ou dans les pays occidentaux,
n’iraient pas au-delà d’une « renaturalisation symbolique ». On compte déjà plus d’un million de musulmans en Espagne. Mais moins de
cinquante mille Juifs.
L’Espagne
n’est pas le seul pays où des « Lois du Retour » sont
en vigueur. Israël, ouvert à tous les Juifs du monde, et aux non-Juifs qui
auraient pu être persécutés ou inquiétés en raison d’un lien avec le peuple
juif, est un cas classique. L’Allemagne aussi, ouverte à tous les germanophones
du monde, y compris les juifs est-européens de tradition yiddish. En France,
des « Lois du Retour » ont existé autrefois en
faveur des Alsaciens-Lorrains (jusqu’en 1918) ou des descendants des Huguenots
(jusqu’en 1938). Des législations du même type existent en Pologne, dans les
pays baltes, en Russie, en Hongrie, en Turquie.
Détail :
si la France promulguait une « Loi du Retour » pour
les Juifs expulsés en 1396 par Charles VI, le roi fou, elle gagnerait plus de
13 millions de nouveaux citoyens. Presque tous les juifs ashkénazes sont en
effet, d’une façon ou d’une autre, originaires de la France médiévale… En fait
foi leur rituel synagogal : le Rituel de Vitry, composé en Champagne au
XIe siècle.
© Michel Gurfinkiel, 2013
De: Michel GURFINKIEL [mailto:michel.gurfinkiel@gmail.com]
Enviada em: quarta-feira, 6 de fevereiro de 2013 14:47
Para: undisclosed-recipients:
Assunto: GURFINKIEL/ ESPAGNE, LE RETOUR DES SEPHARADES
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