Sans système judiciaire indépendant, la démocratie chérie d’Israël est en péril
Lors d'une conférence à Jérusalem, la plus haute magistrate de la Cour suprême du Canada, née dans un camp de réfugiés en 1946, a tiré la sonnette d'alarme
Ce texte est un extrait – avec autorisation – d’une conférence faite la semaine dernière par la magistrate Rosalie Silberman Abella au centre Minerva de défense des droits de l’Homme de l’Université hébraïque lors d’un sommet auquel a participé le juge Aharon Barak, ancien président de la Cour suprême d’Israël.
La juge Abella est la plus haute magistrate de la Cour suprême du Canada. Ses parents, Jacob et Fanny Silberman, sont nés en Pologne et ont survécu aux camps de concentration mais leur fils de deux ans et la plus grande partie des membres de leur famille sont morts à Treblinka. Abella est née après la guerre, dans un camp de réfugiés de Stuttgart, en Allemagne, en 1946. En 1950, la famille a pu entrer au Canada en tant que réfugiés.
—Même si Jacob était diplômé en droit après avoir étudié à l’université Jagiellonian de Cracovie, il s’était trouvé dans l’incapacité de travailler dans sa spécialité en Pologne parce que la Seconde guerre mondiale venait d’éclater. Au Canada, il n’a pas pu non plus pratiquer le droit, n’étant pas citoyen canadien. Sa fille a été diplômée de l’école de droit en 1970, et est devenue avocate en 1972. Elle a été la plus jeune – et la première femme enceinte – de l’histoire du Canada à devenir juge en 1976. Elle a été la première Juive à entrer à la Cour suprême en 2004.
Ces mots surviennent face à ce que je considère comme un moment important dans l’histoire. Cela fait 70 ans qu’Israël est né, 70 ans que les valeurs de la déclaration de l’indépendance ont été articulées. C’est également le 70e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’Homme et de la convention sur le génocide, et le 80e anniversaire de la nuit de Cristal. Tous ces événements, ainsi que l’observation de la Journée de commémoration de la Shoah, forment l’arrière-plan de cette conférence consacrée à l’indépendance judiciaire.
C’est toujours un privilège pour nous de venir en Israël, de voir combien le pays a prospéré et de voir la manière avec laquelle, depuis des années, le pays a été un symbole lumineux d’une démocratie qui se développe sous la pression. Je suis venue pour la première fois en Israël en 1965 après ma première année d’université. Je suis venue parce que j’avais de la famille ici, mais je suis principalement venue parce que je suis Juive et que je voulais voir par moi-même comment ce miracle, ce pays était parvenu à créer une oasis démocratique dans le désert.
Au fil des ans, je suis revenue encore et encore. Israël était un aimant émotionnel et une source d’inspiration. Par dessus tout, Israël était un phare judiciaire. Cela fait 42 ans que je suis magistrate et je n’ai cessé de devenir davantage, à chaque visite en Israël, une ambassadrice du système judiciaire en Israël. La loyauté tenace du système judiciaire israélien aux principes de démocratie et aux valeurs juives, des concepts qui sont, selon moi, symétriques et symboliques même s’ils sont assiégés à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, l’a rendu héroïque aux yeux des magistrats du monde entier.
Lorsqu’un système judiciaire indépendant est assiégé, c’est la démocratie qui est assiégée, et quand la démocratie est assiégée, c’est l’âme d’un pays qui est retenue en otage
C’est la raison pour laquelle Aharon Barak est tellement admiré par les avocats et les magistrats. Par-delà les années, malgré un examen intense et des critiques personnelles souvent gratuites, il préféré ses principes à la popularité et, en résultat, il est devenu l’un des juges les plus populaires et respectés dans le monde.
De droite à gauche : La juge Rosalie Silberman Abella, le magistrat Aharon Barak et le professeur Tomer Broude, directeur du centre Minerva pour les droits de l’Homme de l’Université hébraïque, le 9 avril 2018 (Crédit : Bruno Charbit)
En sachant dépasser les sollicitations de ceux qui tentaient de faire plier la Cour pour l’amener à adopter leur vision du monde, lui et ses collègues ont gagné le respect du monde, tandis que des juristes distingués, comme son successeur Dorit Beinish, ont encore davantage poli l’image internationale du système judiciaire israélien.
En tant que Juive, cela m’a rendue particulièrement fière de voir comment les juges israéliens étaient devenus des icônes à l’international. Et ainsi, en tant que Juive, cela m’a tout particulièrement attristée de voir la noble mission et l’héritage du système judiciaire assiégés ici. A mes yeux, lorsqu’un système judiciaire indépendant est assiégé, c’est la démocratie qui est assiégée, et quand la démocratie est assiégée, c’est l’âme d’un pays qui est retenue en otage.
Ce qui est le plus alarmant pour moi dans cette tentative continue d’ôter sa légitimité à la réputation d’un système judiciaire, c’est qu’elle est menée au nom du patriotisme. Et cela me semble quelque peu pervers. Le patriotisme signifie maintenir les valeurs sur lesquelles se base votre pays. Ces valeurs, en Israël, sont juives et elles sont démocratiques. Elles incluent le respect des droits de l’Homme, la tolérance, l’égalité et la dignité. C’est ce que signifie être patriote. Et pourtant, en défendant ces valeurs, le système judiciaire israélien se trouve diabolisé par certains, parce qu’il est indépendant des opportunités politiques et qu’il est immunisé contre la volonté politique.
Ces critiques qui pensent que le patriotisme signifie ne faire que ce que veulent les politiciens sont les plus grandes menaces aux valeurs d’Israël, parce qu’ils ont cette mauvaise conception de la démocratie comme règne de la majorité
Les juges indépendants qui ne se soumettent pas aux politiques ne sont pas anti-démocratiques : Ils font leur travail. Ces critiques, d’un autre côté, qui pensent que le patriotisme signifie ne faire que ce que veulent les politiciens, sont les plus grandes menaces aux valeurs d’Israël, parce qu’ils ont cette mauvaise conception de la démocratie comme règne de la majorité.
La démocratie, ce sont des procédures normales, c’est un barreau et un système judiciaire indépendant, une protection des minorités, une presse libre, et des droits d’association, de religion, d’expression et de dissension. Et je pense qu’il est de notre devoir de souligner que quand on parle de démocratie, on ne parle pas seulement d’élections et de majorité. Dire que la démocratie, ce ne sont que des élections, cela revient à dire qu’on n’a pas besoin du bâtiment entier si l’on en a la porte. Les élections disent à la démocratie que sa mise en place est la bienvenue, mais les élections ne sont que la porte d’entrée. Sans bâtiment, la démocratie ne peut s’installer. Elle nécessite un édifice de règles, de droit, de respect, pour s’épanouir en bonne santé et en sécurité.
Et pourtant, d’une certaine façon, alors que le 20e siècle s’achevait, nous avons commencé à laisser ceux qui en avait assez dire « ça suffit », en leur permettant d’établir leur ordre du jour alors qu’ils accusaient tout un chacun d’avoir des « intentions ». Ceci, ai-je envie de dire, est arrivé au moment où nous avons vu les prémisses de ce qui est devenu une érosion globale déconcertante de nos engagements en faveur des droits, lorsque la « démocratie » est devenu le cri de ralliement de majorités nerveuses à l’idée de devoir partager leurs droits et leurs attentes.
L’essence de leurs différents messages était qu’il y avait des turbulences antidémocratiques et dangereuses au niveau social dans l’air, de manière plus remarquable durant les querelles judiciaires.
Ils ont peaufiné adroitement leurs arguments. Ils ont qualifié la bonne nouvelle qu’est un système judiciaire indépendant de mauvaise nouvelle en dénonçant une autocratie judiciaire. Ils ont appelé les minorités qui étaient en quête du droit à s’extraire des discriminations des « groupes d’intérêts spéciaux qui cherchaient à passer avant leur tour ». Ils ont qualifié les efforts visant à renverser les discriminations de « discriminations inversées ». Ils ont proclamé les droits de la majorité tout en ignorant le fait que les minorités sont formées d’individus qui, eux aussi, veulent des droits. Ils ont dit que les tribunaux devaient se contenter d’interpréter et de ne pas faire la loi – ignorant en même temps l’histoire entière du droit commun. Ils ont dit que les avocats de l’égalité et des droits de l’Homme étaient « partiaux » et les défenseurs du statu-quo « impartiaux ». Ils ont dit que les juges qui renversent des législations sont des militants, à moins qu’ils ne soient en désaccord avec ces dernières. Ils ont revendiqué le monopole de la vérité, ils ont fréquemment utilisé des invectives pour ce faire puis accusé leurs détracteurs de personnaliser le débat.
De manière significative, ils ont voulu que les magistrats soient directement réactifs à l’opinion publique – et en particulier à la leur – sans comprendre que lorsque nous parlons d’un système judiciaire indépendant, nous parlons d’un système judiciaire très précisément libre de cette forme d’influence. L’opinion publique, dans son indétermination splendide, n’est pas une preuve et elle n’est pas la loi. Elle est fluctuante, c’est un monstre audiosyncratique incapable d’être interrogé – de manière serrée – sur la base de son opinion et elle est susceptible de connaître de brusques changements d’humeur. Lorsqu’elle forme ses opinions, on n’attend pas de l’opinion publique qu’elle soupèse toutes les informations pertinentes ou qu’elle soit impartiale, ou qu’elle soit juste. On ne peut dire pas en dire autant des magistrats.
Ce qui ne signifie pas que les juges n’ont pas à répondre de leurs actes. Ils peuvent ne pas avoir à en répondre envers l’opinion publique mais ils doivent véritablement le faire au nom de l’intérêt public dans des prises de décisions indépendantes basées sur des principes discernables, ancrés dans l’intégrité. Accomplir cette tâche de manière appropriée peut signifier la controverse et les critiques. Mais il vaut mieux une controverse à l’absence de pertinence et des critiques que l’injustice.
Il n’y a aucun doute sur le fait que les points de vue du public ont – et qu’ils doivent avoir – un siège autour de la table du système de la justice. Ce qu’ils n’ont pas – et ce qu’ils ne doivent pas avoir – c’est un droit de veto. Les juges qui font leur travail correctement dans un démocratie n’ont pas seulement le droit de ne pas tenir compte de l’opinion de la majorité, ils ont le devoir de le faire si elle entre en conflit avec les principes légaux et démocratiques de base.
C’est le temps, et non l’opinion publique, qui sera toujours le dernier juge de la manière dont les magistrats ont rempli leur devoir en termes de protection des droits. Et le temps aussi jugera les gouvernements pour leur volonté – ou leur réticence – à contribuer au respect public de la responsabilité indépendante du système judiciaire, qui est de patrouiller aux frontières de l’action législative et du droit des individus aux droits.
Le concept central le plus basique que nous devons ramener dans la conversation est que la démocratie n’est pas – et qu’elle n’a jamais été – simplement les souhaits de la majorité. Ce qui pompe l’oxygène, sans moins d’énergie, dans les veines démocratiques vibrantes, c’est la protection des droits à travers les tribunaux, indépendamment des souhaits de la majorité.
Si les juges ne font pas leur travail sans craintes, ni les droits de l’Homme, ni les démocratie qu’ils servent, n’auront une chance. Et maintenant, tout cela est en péril
Il y a ceux qui pensent que les droits ne doivent être distribués qu’à travers les corps législatifs, et non les tribunaux, et que l’application des droits par les tribunaux résulte donc nécessairement en intrusion dans la suprématie législative, entraînant ce qu’ils considèrent comme une déficience de la gouvernance démocratique. Mais les valeurs démocratiques exigent non seulement un corps législatif fort, mais aussi un système judiciaire fort et indépendant de façon à ce qu’ensemble, soit maintenu un partenariat indépendant et mutuellement respectueux au nom des droits à la justice des individus.
C’est parce qu’une protection robuste des droits ne représente pas une hérésie en ce qui concerne la démocratie, mais plutôt sa manifestation la meilleure.
La population élit des législateurs qui créent des lois qui, pensent-ils, sont désirées par la majorité de leurs électeurs, et ces derniers nomment des juges dont on attend qu’ils soient indépendants de ces mêmes législateurs et de la majorité, et qu’ils se montrent impartiaux lorsqu’il s’agit de déterminer si les actions du corps législatif répondent aux normes pré-requises. C’est la raison pour laquelle ils sont magistrats. Et si les juges ne font pas leur travail sans craintes, ni les droits de l’Homme, ni les démocratie qu’ils servent, n’auront une chance.
Et maintenant, tout cela est en péril.
Je sais qu’il y a de nombreux pays dans le monde occidental où les valeurs démocratiques sont passées en procès et ont été déclarées coupables de contrevenir aux droits de la majorité, des pays où l’on ne comprend tout simplement pas que les majorités ne sont que le début, et non la fin, de la conversation démocratique.
Mais c’est Israël. C’est là où un engagement fervent a été pris en faveur de la démocratie à cause de la manière dont une minorité, le peuple juif, a été traité par les majorités en Europe. Israël est le pays où un système judiciaire indépendant a été établi comme gardien des droits de tous, où la discrimination subie par le passé par les Juifs a exigé un avenir construit sur le respect mutuel et où l’égalité s’est trouvée à l’épicentre des valeurs juives et démocratiques d’Israël. Et c’est pour cela qu’il est important que ce que le pays a défendu, ce pour quoi il s’est battu, soit chéri et ne soit pas défié.
Les valeurs démocratiques, alors qu’elles ne sont pas garanties, sont les meilleurs objectifs auxquels nous puissions aspirer selon moi, parce que sans démocratie, il n’y a pas de droits, que sans droits, il n’y a pas de tolérance, que sans tolérance, il n’y a pas de justice, et que sans justice, il n’y a pas d’espoir.
—
La magistrate Rosalie Silberman Abella a reçu d’innombrables récompenses pour son travail juridique et sa défense des droits de l’Homme, elle a occupé de nombreux postes universitaires éminents dans des institutions majeures dans le monde entier et a reçu 38 titres honoraires. Elle est mariée à l’historien canadien réputé Irving Abella, ancien président du Congrès juif canadien. Elle a deux fils avocats.
Elle a servi au bureau international des gouverneurs à l’Université hébraïque de Jérusalem et a donné des conférences au sein de l’université à de multiples occasions. Elle se trouvait à Jérusalem la semaine dernière, invitée par le centre Minerva de défense des droits de l’Homme et son programme de doctorat conjoint multidisciplinaire avec la Freie Universität de Berlin.
No hay comentarios:
Publicar un comentario