Pape François : les extraits du livre où il dit tout
Le Figaro Magazine publie
de très larges extraits d'un ouvrage à paraître du pape François. Un livre de
dialogues à bâtons rompus, plein de surprises.
• L'engagement pour les migrants
«Jésus lui-même a été un réfugié, un
immigrant»
Dominique Wolton: Vous avez dit, à Lesbos,
en janvier 2016, une chose belle et rare: «Nous sommes tous des migrants, et
nous sommes tous des réfugiés.» À l'heure où les puissances européennes et
occidentales se ferment, que dire, en dehors de cette phrase magnifique? Que
faire?
Pape François: Il
y a une phrase que j'ai dite - et des enfants migrants la portaient sur leur
Tee-shirt: «Je ne suis pas un danger, je suis en danger.» Notre théologie est
une théologie de migrants. Parce que nous le sommes tous depuis l'appel
d'Abraham, avec toutes les migrations du peuple d'Israël, puis Jésus lui-même a
été un réfugié, un immigrant. Et puis, existentiellement, de par la foi, nous
sommes des migrants. La dignité humaine implique nécessairement «d'être en
chemin». Quand un homme ou une femme n'est pas en chemin, c'est une momie.
C'est une pièce de musée. La personne n'est pas vivante.
(…) Dominique Wolton: Un an et demi
après cette phrase que vous avez prononcée à Lesbos, la situation a empiré.
Beaucoup de gens ont admiré ce que vous avez dit, mais après, plus rien. Que
pourriez-vous dire aujourd'hui?
Pape François: Le
problème commence dans les pays d'où viennent les migrants. Pourquoi
quittent-ils leur terre? Par manque de travail, ou à cause de la guerre. Ce
sont les deux principales raisons. Le manque de travail, parce qu'ils ont été
exploités - je pense aux Africains. L'Europe a exploité l'Afrique… Je ne sais
pas si on peut le dire! Mais certaines colonisations européennes… oui, elles
l'ont exploitée. J'ai lu qu'un chef d'État africain récemment élu a eu pour
premier acte de gouvernement de soumettre au Parlement une loi de reboisement
de son pays - elle a d'ailleurs été promulguée. Les puissances économiques
mondiales avaient coupé tous les arbres. Reboiser. La terre est sèche d'avoir
été trop exploitée, et il n'y a plus de travail. La première chose que l'on
doit faire, et je l'ai dit devant les Nations unies, au Conseil de l'Europe,
partout, c'est de trouver là-bas, des sources de création d'emplois, et d'y
investir. Il est vrai que l'Europe doit investir également chez elle. Car ici
aussi, il y a un problème de chômage. L'autre raison des migrations, ce sont
les guerres. On peut investir, les gens auront une source de travail et
n'auront plus besoin de partir, mais s'il y a la guerre, ils devront tout de
même fuir. Or, qui fait la guerre? Qui donne les armes? Nous.
«L'Europe, en ce moment, a peur. elle
ferme, ferme, ferme…»
Pape François: Je
crois que l'Europe est devenue une «grand-mère». Alors que je voudrais voir une
Europe mère. Pour ce qui est des naissances, la France est en tête des pays
développés, avec, je crois, plus de 2 %. Mais l'Italie, autour de 0,5 %, est
beaucoup plus faible. C'est la même chose pour l'Espagne. L'Europe peut perdre
le sens de sa culture, de sa tradition. Pensons que c'est l'unique continent à
nous avoir donné une aussi grande richesse culturelle, et cela je le souligne.
L'Europe doit se retrouver en revenant à ses racines. Et ne pas avoir peur. Ne
pas avoir peur de devenir l'Europe mère. (…)
Dominique Wolton: Pour l'Europe, votre
principale inquiétude et votre principal espoir?
Pape François: Je
ne vois plus de Schumann, je ne vois plus d'Adenauer…
Dominique Wolton: (rires) Il y a vous, tout
de même. Et d'autres…
Pape François: L'Europe,
en ce moment, a peur. Elle ferme, ferme, ferme…
(…) Et puis l'Europe, c'est une histoire
d'intégration culturelle, multiculturelle comme vous dites, très forte. Depuis
toujours. Les Longobards, nos Lombards d'aujourd'hui, sont des barbares qui
sont arrivés il y a longtemps… Et puis tout s'est mélangé et nous avons notre
culture. Mais quelle est la culture européenne? Comment, moi, je définirais
aujourd'hui la culture européenne? Oui, elle a d'importantes racines
chrétiennes, c'est vrai. Mais ça, ce n'est pas suffisant pour la définir. Il y
a toutes nos capacités. Ces capacités d'intégrer, de recevoir les autres. Il y
a aussi la langue dans la culture. Dans notre langue espagnole, 40 % des mots
sont arabes. Pourquoi? Parce qu'ils étaient là pendant sept siècles. Et ils ont
laissé leur trace.
(…)
«L'identité argentine est métissée, je me
suis toujours senti un petit peu comme ça»
Dominique Wolton: En quoi vous sentez-vous
Argentin? En quoi consiste, selon vous, l'identité argentine?
Pape François: En
Argentine, il y a des natifs. Nous avons des peuples indigènes. L'identité
argentine est métissée. La majorité du peuple argentin est issue du métissage.
Parce que les vagues d'immigration se sont mélangées, mélangées et mélangées…
Je pense qu'il s'est passé la même chose aux États-Unis, où les vagues
d'immigration ont mélangé les peuples. Les deux pays se ressemblent assez. Et
moi, je me suis toujours senti un petit peu comme ça. Pour nous, c'était
absolument normal d'avoir à l'école diverses religions ensemble.
(…) Certains pays ont été capables d'intégrer
les immigrés dans leur vie. Mais d'autres, pendant deux ou trois générations,
les ont «objetisés» dans les ghettos. Sans intégration.
• L'Église et la société
«Les religions ne sont pas des
sous-cultures»
Pape François: L'État
laïc est une chose saine. Il y a une saine laïcité. Jésus l'a dit, il faut
rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. Nous sommes
tous égaux devant Dieu. Mais je crois que dans certains pays comme en France,
cette laïcité a une coloration héritée des Lumières beaucoup trop forte, qui
construit un imaginaire collectif dans lequel les religions sont vues comme une
sous-culture. Je crois que la France - c'est mon opinion personnelle, pas celle
officielle de l'Église - devrait «élever» un peu le niveau de la laïcité, dans
le sens où elle devrait dire que les religions font elles aussi partie de la
culture. Comment exprimer cela de manière laïque? Par l'ouverture à la
transcendance. Chacun peut trouver sa forme d'ouverture. Dans l'héritage
français, les Lumières pèsent trop lourd. Je comprends cet héritage de
l'Histoire, mais c'est un travail à faire que de l'élargir. Il y a des
gouvernements, chrétiens ou non, qui n'admettent pas la laïcité. Que veut dire
un État laïc «ouvert à la transcendance»? Que les religions font partie de la
culture, que ce ne sont pas des sous-cultures. Quand on dit qu'il ne faut pas
porter de croix visibles autour du cou ou que les femmes ne doivent pas porter
ça ou ça, c'est une bêtise. Car l'une et l'autre attitudes représentent une
culture. L'un porte la croix, l'autre porte autre chose, le rabbin porte la
kippa, et le pape porte la calotte! (rires)… La voilà, la saine laïcité! Le
concile Vatican II parle très bien de cela, avec beaucoup de clarté. Je crois
que, sur ces sujets, il y a des exagérations, notamment quand la laïcité est
placée au-dessus des religions. Les religions ne feraient donc pas partie de la
culture? Ce seraient des sous-cultures?
«Choisir le chemin de la chasteté»
Pape François: Renoncer
à la sexualité et choisir le chemin de la chasteté ou de la virginité, c'est
toute une vie consacrée. Et quelle est la condition sans laquelle ce chemin
meurt? C'est que ce chemin porte à la paternité ou à la maternité spirituelle.
Un des maux de l'Église, ce sont les prêtres «vieux garçons» et les sœurs
«vieilles filles». Parce qu'ils sont pleins d'amertume. En revanche, ceux qui
ont atteint cette paternité spirituelle, soit par la paroisse, soit par l'école
ou par l'hôpital, vont bien… Et c'est la même chose pour les sœurs, parce
qu'elles sont «mères» (…) C'est une renonciation volontaire. La virginité,
qu'elle soit masculine ou féminine, est une tradition monastique qui préexiste
au catholicisme. C'est une recherche humaine: renoncer pour chercher Dieu à
l'origine, pour la contemplation. Mais une renonciation doit être une
renonciation féconde, qui conserve une sorte de fécondité différente de la
fécondité charnelle, de la fécondité sexuelle. Même dans l'Église, il y a des
prêtres mariés. Tous les prêtres orientaux sont mariés, cela existe. Mais la
renonciation au mariage pour le règne de Dieu, c'est une valeur en soi. Cela
signifie renoncer pour être au service, pour mieux contempler.
«Si un prêtre est un abuseur, c'est
quelqu'un de malade»
Pape François: Avant,
on déplaçait le prêtre, mais le problème se déplaçait avec lui. La politique
actuelle, c'est celle que Benoît XVI et moi avons mise en place à travers la
Commission de tutelle des mineurs fondée il y a deux ans, ici au Vatican.
Tutelle de tous les mineurs. C'est pour faire prendre conscience de ce qu'est
ce problème. L'Église mère enseigne comment prévenir, comment faire parler un
enfant, faire en sorte qu'il dise la vérité aux parents, raconte ce qu'il se
passe, etc. C'est un chemin constructif. L'Église ne doit pas aller vers une
position défensive. Si un prêtre est un abuseur, c'est quelqu'un de malade. Sur
quatre abuseurs, deux ont été abusés quand ils étaient enfants. Ce sont les
statistiques des psychiatres.
«Le mariage, c'est un homme avec une femme»
Pape François: Que
penser du mariage des personnes du même sexe? Le «mariage» est un mot
historique. Depuis toujours dans l'humanité, et non pas seulement dans
l'Église, c'est un homme et une femme. On ne peut pas changer cela comme ça, à
la belle étoile… (…) On ne peut pas changer ça. C'est la nature des choses.
Elles sont comme ça. Appelons donc cela les «unions civiles». Ne plaisantons
pas avec les vérités. Il est vrai que derrière cela, il y a l'idéologie du
genre. Dans les livres aussi, les enfants apprennent que l'on peut choisir son
sexe. Parce que le genre, être une femme ou un homme, serait un choix et pas un
fait de la nature? Cela favorise cette erreur. Mais disons les choses comme
elles sont: le mariage, c'est un homme avec une femme. Ça, c'est le terme précis.
Appelons l'union du même sexe «union civile».
«L'idéologie traditionaliste»
Pape François: Comment
grandit la tradition? Elle grandit comme grandit une personne: par le dialogue,
qui est comme l'allaitement pour l'enfant. Le dialogue avec le monde qui nous
entoure. Le dialogue fait croître. Si on ne dialogue pas, on ne peut pas
grandir, on demeure fermé, petit, un nain. Je ne peux pas me contenter de
marcher avec des œillères, je dois regarder et dialoguer. Le dialogue fait
grandir, et fait grandir la tradition. En dialoguant et en écoutant une autre
opinion, je peux, comme dans le cas de la peine de mort, de la torture, de
l'esclavage, changer mon point de vue. Sans changer la doctrine. La doctrine a
grandi avec la compréhension. Ça, c'est la base de la tradition.
(…)
En revanche, l'idéologie traditionaliste a une
foi comme ça (il fait le geste des œillères): la bénédiction doit se donner
comme ça, les doigts pendant la messe doivent être comme ça, avec les gants,
comme c'était le cas avant… Ce qu'a fait Vatican II de la liturgie a été
vraiment une très grande chose. Parce que cela a ouvert le culte de Dieu au
peuple. Maintenant, le peuple participe.
Musulmans : «Ils n'acceptent pas la
réciprocité»
Dominique Wolton: Et
sur le dialogue avec l'islam, ne faudrait-il pas demander un peu de
réciprocité? Il n'y a pas de vraie liberté pour les chrétiens, en Arabie
saoudite et dans certains pays musulmans. C'est difficile pour les chrétiens.
Et les fondamentalistes islamistes assassinent au nom de Dieu…
Pape François: Ils
n'acceptent pas le principe de la réciprocité. Certains pays du Golfe aussi
sont ouverts, et nous aident à construire des églises. Pourquoi sont-ils
ouverts? Parce qu'ils ont des ouvriers philippins, des catholiques, des
Indiens… Le problème, en Arabie saoudite, c'est que c'est vraiment une question
de mentalité. Avec l'islam, toutefois, le dialogue avance bien, parce que, je
ne sais pas si vous savez, mais l'imam d'Al-Azhar est venu nous rendre visite.
Et il y aura une rencontre là-bas: j'irai. Je pense que cela leur ferait du
bien de faire une étude critique du Coran, comme nous l'avons fait avec nos
Écritures. La méthode historique et critique d'interprétation les fera évoluer.
• Les défis de l'Église
«L'Église c'est le peuple, pas les évêques,
le pape, les prêtres»
Pape François: Il
y a les péchés des dirigeants de l'Église, qui manquent d'intelligence ou se
laissent manipuler. Mais l'Église, ce ne sont pas les évêques, les papes et les
prêtres. L'Église, c'est le peuple. Et Vatican II a dit: «Le peuple de Dieu,
dans son ensemble, ne se trompe pas.» Si vous voulez connaître l'Église, allez
dans un village où se vit la vie d'Église. Allez dans un hôpital où il y a tant
de chrétiens qui viennent aider, des laïcs, des sœurs… Allez en Afrique, où l'on
trouve tant de missionnaires. Ils brûlent leur vie là-bas. Et ils font de
vraies révolutions. Pas pour convertir, c'est à une autre époque que l'on
parlait de conversion, mais pour servir.
«Ce qui me frappe le plus dans l'Église :
sa sainteté féconde, ordinaire»
Pape François: Il
y a tellement de sainteté. C'est un mot que je veux utiliser dans l'Église
aujourd'hui, mais au sens de la sainteté quotidienne, dans les familles… Et ça,
c'est une expérience personnelle. Quand je parle de cette sainteté ordinaire,
que j'ai appelée l'autre fois la «classe moyenne» de la sainteté… vous savez ce
que cela m'évoque? L'Angélus de Millet. C'est cela qui me vient à l'esprit. La
simplicité de ces deux paysans qui prient. Un peuple qui prie, un peuple qui
pèche, et puis se repent de ses péchés. Il y a une forme de sainteté cachée
dans l'Église. Il y a des héros qui partent en mission. Vous, les Français,
vous avez fait beaucoup, certains ont sacrifié leur vie. C'est ce qui me frappe
le plus dans l'Église: sa sainteté féconde, ordinaire. Cette capacité de
devenir un saint sans se faire remarquer.
«Il y a un grand danger de ne seulement
condamner que la morale sous la ceinture»
Pape François: Mais
nous, catholiques, comment enseigne-t-on la morale? On ne peut pas l'enseigner
avec des préceptes comme: «Tu ne peux pas faire ça, tu dois faire ça, tu dois,
tu ne dois pas, tu peux, tu ne peux pas.» La morale est une conséquence de la
rencontre avec Jésus-Christ. C'est une conséquence de la foi, pour nous les
catholiques. Et pour les autres, la morale est une conséquence de la rencontre
avec un idéal, ou avec Dieu, ou avec soi-même, mais avec la meilleure partie de
soi-même. La morale est toujours une conséquence.
Dominique Wolton: Le message le plus
radical de l'Église depuis toujours, depuis l'Évangile, est de condamner la
folie de l'argent. Pourquoi ce message n'est-il pas entendu?
Pape François: Il
ne passe jamais? Mais parce que certains préfèrent parler de morale, dans les
homélies ou dans les chaires de théologie. Il y a un grand danger pour les
prédicateurs, les prêcheurs, qui est de tomber dans la médiocrité. De ne
seulement condamner que la morale - je vous demande pardon - «sous la
ceinture». Mais les autres péchés, qui sont les plus graves, la haine, l'envie,
l'orgueil, la vanité, tuer l'autre, ôter la vie…, ceux-là on n'en parle pas
tant que ça.
«Peut-on donner la communion aux divorcés ?»
Pape François: (…)
il y a ce que j'ai fait moi, après les deux synodes, Amoris laetitia…
C'est quelque chose de clair et positif, que certains aux tendances trop
traditionalistes combattent en disant que ce n'est pas la vraie doctrine. Au
sujet des familles blessées, je dis dans le huitième chapitre qu'il y a quatre
critères: accueillir, accompagner, discerner les situations et intégrer. Et ça,
ce n'est pas une norme figée. Cela ouvre une voie, un chemin de communication.
On m'a tout de suite demandé: «Mais peut-on donner la communion aux divorcés?»
Je réponds: «Parlez donc avec le divorcé, parlez avec la divorcée, accueillez,
accompagnez, intégrez, discernez!» Hélas, nous, les prêtres, nous sommes
habitués aux normes figées. Aux normes fixes. Et c'est difficile pour nous, cet
«accompagner sur le chemin, intégrer, discerner, dire du bien». Mais ma
proposition, c'est bien ça. (…) Ce qu'il se passe, en réalité, c'est qu'on
entend les gens dire: «Ils ne peuvent pas faire leur communion», «Ils ne
peuvent pas faire ceci, cela»: la tentation de l'Église, elle est là. Mais non,
non et non! Ce type d'interdictions, c'est ce qu'on retrouve dans le drame de
Jésus avec les pharisiens. Le même! Les grands de l'Église sont ceux qui ont
une vision qui va au-delà, ceux qui comprennent: les missionnaires.
«Chaque prêtre peut désormais absoudre un
avortement»
Pape François: Pendant
le Jubilé de la Miséricorde il y a eu le fait d'étendre le pouvoir d'absoudre
le péché de l'avortement à tous les prêtres. Attention, cela ne signifie pas
banaliser l'avortement. L'avortement, c'est grave, c'est un péché grave. C'est
le meurtre d'un innocent. Mais si péché il y a, il faut faciliter le pardon.
Puis à la fin, j'ai décidé que cette mesure serait permanente. Chaque prêtre
peut désormais absoudre ce péché.
Dominique Wolton: Votre position ouverte et
humaniste suscite des oppositions dans l'Église catholique.
Pape François: Une
femme qui a une mémoire physique de l'enfant, parce que c'est souvent le cas,
et qui pleure, qui pleure depuis des années sans avoir le courage d'aller voir
le prêtre… lorsqu'elle a entendu ce que j'ai dit… vous rendez-vous compte du
nombre de personnes qui respirent enfin?
“
«Moi, j'ai peur de la rigidité»
Pape François: Derrière
chaque rigidité, il y a une incapacité à communiquer. Et j'ai toujours trouvé…
Prenez ces prêtres rigides qui ont peur de la communication, prenez les hommes
politiques rigides… C'est une forme de fondamentalisme. Quand je tombe sur une
personne rigide, et surtout un jeune, je me dis aussitôt qu'il est malade. Le
danger est qu'ils cherchent la sécurité. À ce propos, je vous raconte une
anecdote.
Quand j'étais maître des novices, en 1972, on
accompagnait pendant un ou deux ans les candidats qui voulaient entrer dans la
Compagnie. (…)
Je me souviens de l'un d'eux, dont on voyait
qu'il était un peu rigide, mais qui avait de grandes qualités intellectuelles,
et que je trouvais de très bon niveau. Il y en avait d'autres, beaucoup moins
brillants, dont je me demandais s'ils passeraient. Je pensais qu'ils seraient
refusés, parce qu'ils avaient des difficultés, mais finalement ils ont été
admis parce qu'ils avaient cette capacité de grandir, de réussir. Et quand le
test du premier étudiant est arrivé, ils ont dit non tout de suite.
«Mais pourquoi? Il est si intelligent, il est
plein de qualités.
— Il a un problème, m'a-t-on expliqué, il est
un peu guindé, un peu artificiel sur certaines choses, un peu rigide.
— Et pourquoi est-il comme cela?
— Parce qu'il n'est pas sûr de lui.»
On sent que ces hommes pressentent
inconsciemment qu'ils sont «malades psychologiquement». Ils ne le savent pas,
ils le sentent. Et ils vont donc chercher des structures fortes qui les
défendent dans la vie. Ils deviennent policiers, ils s'engagent dans l'armée ou
l'Église. Des institutions fortes, pour se défendre. Ils font bien leur
travail, mais une fois qu'ils se sentent en sûreté, inconsciemment, la maladie se
manifeste. Et là surviennent les problèmes.
Et j'ai demandé: «Mais, docteur, comment cela
s'explique-t-il? Je ne comprends pas bien.» Et elle m'a donné cette réponse:
«Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi il y a des policiers tortionnaires?
Ces jeunes garçons, quand ils sont arrivés, étaient de braves garçons, bons,
mais malades. Puis ils sont devenus sûrs d'eux, et la maladie s'est déclarée.»
Moi, j'ai peur de la rigidité. Je préfère un jeune désordonné, avec des
problèmes normaux, qui s'énerve… car toutes ces contradictions vont l'aider à
grandir.
• Confidences personnelles
«Ma mère… et les petites fiancées»
Dominique Wolton: (…) Quel est le rôle des
femmes dans votre vie?
Pape François: Personnellement,
je remercie Dieu d'avoir connu de vraies femmes dans ma vie. Mes deux
grands-mères étaient très différentes, mais c'étaient toutes deux de vraies
femmes. C'étaient des mères, elles travaillaient, elles étaient courageuses,
elles passaient du temps avec leurs petits-enfants… Mais avec toujours cette
dimension de la femme… (…) Puis il y avait ma mère. Ma mère… J'ai vu ma mère
souffrante, après son dernier accouchement - il y en a eu cinq -, quand elle a
contracté une infection qui l'a laissée sans pouvoir marcher pendant un an. Je
l'ai vue souffrir. Et j'ai vu comme elle s'arrangeait pour ne rien gaspiller.
Mon père avait un bon travail, il était comptable, mais son salaire nous
permettait tout juste d'arriver à la fin du mois. Et j'ai vu cette mère, la
manière avec laquelle elle affrontait les problèmes les uns après les autres…
(…) C'était une femme, une mère. Puis les sœurs… C'est important pour un homme
d'avoir des sœurs, très important. Puis il y a eu les amies de l'adolescence,
les «petites fiancées»… D'être toujours en rapport avec les femmes m'a enrichi.
J'ai appris, même à l'âge adulte, que les femmes voient les choses d'une
manière différente des hommes. Parce que face à une décision à prendre, face à
un problème, il est important d'écouter les deux.
«Une femme m'a appris à penser la réalité politique.
Elle était communiste»
Dominique Wolton: Avez vous rencontré des
femmes, après l'enfance et l'adolescence, qui vous ont marqué?
Pape François: Oui.
Il y en a une qui m'a appris à penser la réalité politique. Elle était
communiste.
Dominique Wolton: Elle est encore vivante?
Pape François: Non…
Pendant la dictature, elle a été «pfftt…», tuée. Elle a été capturée dans le
même groupe que deux sœurs françaises, elles étaient ensemble. C'était une
chimiste, chef du département où je travaillais, dans le laboratoire
bromatologique. C'était une communiste du Paraguay, du parti qui là-bas
s'appelle Febrerista. Je me rappelle qu'elle m'avait fait lire la condamnation
à mort des Rosenberg! Elle m'a fait découvrir ce qu'il y avait derrière cette
condamnation. Elle m'a donné des livres, tous communistes, mais elle m'a
enseigné à penser la politique. Je dois tant à cette femme.
(…) Dominique Wolton: Quel était son
prénom?
Pape François: Esther
Balestrino De Careaga.
(…) On m'a dit une fois: «Mais vous êtes
communiste!» Non. Les communistes, ce sont les chrétiens. C'est les autres qui
nous ont volé notre bannière!
«À moi, rien ne me fait peur»
Dominique Wolton: Vos origines
latino-américaines et votre formation jésuite vous donnent-elles le moyen de
vivre les choses autrement?
Pape François: Un
exemple qui me vient en tête, mais je ne sais pas comment l'exprimer: je suis
libre. Je me sens libre. Ça ne veut pas dire que je fais ce que je veux, non.
Mais je ne me sens pas emprisonné, en cage. En cage ici, au Vatican, oui, mais
pas spirituellement. Je ne sais pas si c'est ça… À moi, rien ne me fait peur.
C'est peut-être de l'inconscience ou de l'immaturité!
Dominique Wolton: Les deux!
Pape François: Mais
oui, les choses viennent comme ça, on fait ce qu'on peut, on prend les choses
comme elles viennent, on évite de faire des choses, certaines marchent,
d'autres pas… Ça peut être de la superficialité, je ne sais pas. Je ne sais pas
comment l'appeler. Je me sens comme un poisson dans l'eau.
«J'ai consulté une psychanalyste juive»
Pape François: (…)
à un moment de ma vie où j'ai eu besoin de consulter. J'ai consulté une
psychanalyste juive. Pendant six mois, je suis allé chez elle une fois par
semaine pour éclaircir certaines choses. Elle a été très bonne. Très
professionnelle comme médecin et psychanalyste, mais elle est toujours restée à
sa place. Et puis un jour, alors qu'elle était sur le point de mourir, elle m'a
appelé. Pas pour les sacrements puisqu'elle était juive, mais pour un dialogue
spirituel. Une très bonne personne. Pendant six mois, elle m'a beaucoup aidé,
j'avais à l'époque déjà 42 ans.
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